LE FIGARO
Moebius, le grand alchimiste
Par Olivier Delcroix Mis à jour le 12/03/2012 à 12:08
DISPARITION-L’un des dessinateurs français les plus importants de sa génération, Jean Giraud, alias Moebius, est mort ce samedi à Paris des suites d’une longue maladie.
C’était un merveilleux chaman, un rêveur éveillé. Un grand manitou qui osait tout. Libre et frondeur. Virtuose et irrévérencieux, Mais toujours avec ce grain d’innocence que jamais il ne perdit. Avec ses yeux rieurs, Jean Giraud, alias Moebius, se sera emparé de la bande dessinée et en aura fait son terrain de jeu et d’expérimentation favori. Le western, d’abord, aura fait les frais de son immense talent. Au fil des années, Giraud aura transformé un genre aux codes bien établis en une grande saga intimiste. Mike Steve Blueberry, c’était lui. Quand Stan Lee lui propose de dessiner le Surfer d’argent en 1988, il en fait un SDF!
«Je dessine toujours dans un état de jubilation. Avec un mélange d’étonnement, de candeur et de blague, j’essaie vraiment de ne rien préméditer, de façon à laisser béante la ligne Maginot de mon imaginaire», dira-t-il tout en dessinant, un jour d’entretien dans son atelier de Montrouge, en 1996.
Né le 8 mai 1938 à Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne), Jean Henri Gaston Giraud aura passé une enfance assez terne dans la banlieue parisienne. Fils de parents divorcés, il passe ses journées à dessiner des cow-boys et des Indiens. Il adore le cinéma et les westerns. Il réussit à publier sa première histoire, Les Aventures de Frank et Jérémie, dans la revue Far West, à l’âge de 16 ans. Diplômé des Arts appliqués, il travaille dès l’âge de 18 ans dans des revues pour enfants comme Cœur vaillant ou Fripounet et Marisette.
Après avoir effectué son service militaire en Algérie, Giraud devient l’élève de Joseph Gillain, l’auteur de Jerry Spring. Il commence à publier des westerns dans Spirou, notamment La Route de Coronado. C’est à ce moment qu’il se fait remarquer par Jean-Michel Charlier, qui lui propose de dessiner les aventures du lieutenant Mike Steve Blueberry dans le journal Pilote dès le mois d’octobre 1962. Sa série western lui assure très vite une grande notoriété. De Fort Navajo à Chihuaha Pearlou Angel Face, en passant par le cycle de La Mine de l’Allemand perdu, Blueberry s’impose comme une grande saga western en BD. «À l’époque, expliquait-il récemment au Figaro, Jean-Paul Belmondo était un tel archétype, très nouveau dans l’imaginaire. Un jeune homme assez vilain, avec un nez cassé, mais une icône de la nouvelle vague. Moi qui étais féru d’avant-garde, j’ai voulu parrainer Blueberry sous ce signe-là, en m’inspirant de cette énergie brute!»
Sous le pseudonyme de Moebius (en référence au nom d’un mathématicien allemand créateur du ruban de Möbius symbolisant l’infini), le «Rimbaud de la BD», dixit Gillain, s’évade dans des univers délirants et fantastiques.
L’importance de l’œuvre de celui qu’on surnommait «Docteur Gir et Mister Moebius» n’est plus à démontrer. Le Janus de la BD franco-belge va laisser un très grand vide. On ne compte plus les dessinateurs du monde entier qui se sont inspirés de son style, de François Boucq au Japonais Hayao Miyazaki en passant par le Britannique Neil Gaiman… Les Américains ont réagi très tôt au génie de Moebius. George Lucas s’inspire de ses visions futuristes pour La Guerre des étoiles. Dès 1978, Ridley Scott travaille directement avec lui au premier Alien. Moebius crée ainsi en un temps record les combinaisons spatiales de Sigourney Weaver et certains intérieurs du vaisseau Nostromo. Les créateurs de Tron lui demandent, au début des années 1980, de concevoir l’univers du film. Il travaille aussi sur Abyss de James Cameron, et sur Willow, de Ron Howard. En 1995, comme un juste retour des choses, Luc Besson fait à nouveau appel aux talents de Moebius et de son ami Jean-Claude Mézières pour son film de science-fiction avec Bruce Willis Le Cinquième Élément. Entre les lignes, on perçoit que ce film rend hommage à L’Incal, conçu avec Alexandro Jodorowsky. La profonde amitié qui unit les deux créateurs remonte à 1975. «Jodo» et Moebius avaient alors tenté l’aventure du cinéma hollywoodien en proposant ni plus ni moins que l’adaptation du roman-fleuve de Frank Herbert Dune. Le projet n’aboutira pas. Mais de cette collaboration naîtra une œuvre maîtresse de la BD d’anticipation: la saga de L’Incal.
Moebius est également le premier à créer des BD surréalistes, sans scénario, comme Arzack. Ou à se lancer dans le space opera dessiné, avec Le Garage hermétique de Jerry Cornélius, BD créée au fil de la plume, à l’instinct, chaque mois dans la revue Métal hurlant.
Dans la vie Jean Giraud/Moebius était un homme tout à fait attachant, un peu lunaire, toujours bouillonnant d’idées, bourré d’humour et d’autodérision.
En 2010, la Fondation Cartier pour l’art contemporain lui avait consacré une formidable rétrospective, «Moebius Transe-forme». «Les gens mettent toujours une charge romantique dans l’acte de création, avait-il déclaré au Figaro. Mais c’est quelque chose de très ordinaire.»
Même s’il prétendait parfois le contraire, Jean Giraud sera resté toute sa vie un artiste assez humble et discret. Quand certains journalistes le qualifiaient de «Picasso du 9e art», il répondait: «Je n’aime pas ce genre de comparaison. Néanmoins, en mettant de côté un quelconque aspect hiérarchique, nous avons en commun la capacité de garder un cap artistique, tout en montant sur nos propres épaules en permanence. À une exception près, cependant. Picasso a joué sa vie artistique de période en période, en faisant ce que j’appelle du “couper-coller”. Moi, je me trahis tout le temps, certes, mais je n’abandonne rien. Je fais du “copier-coller”.»
Il avait fait de lui un personnage
En 1974, il se met en scène dans l’album La Déviation.
J’ai très tôt utilisé ma propre image, au point d’en faire un personnage à part entière, avouait joliment Jean Giraud dans le catalogue de la rétrospective de la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Le but, peut-être inavoué à l’époque, était de transgresser l’effacement de l’auteur en tant que personne, tout en me donnant le recul nécessaire à une catharsis thérapeutique.» Comme toujours, Moebius possède un recul incroyable sur son propre travail. À travers les différents autoportraits qu’il livre au fil des années, on le voit vieillir, acquérir une certaine maturité. Tout en gardant une évidente vitalité, un sourire en coin et une forte propension à l’autodérision.
Avec Hergé, Gotlib et quelques autres grands de la BD qui faisaient la même chose, Moebius établit simplement que les auteurs de BD sont de véritables artistes. Le directeur artistique du Festival d’Angoulême, Benoît Mouchart, qui le connaissait bien, déclare que la trace laissée par son œuvre protéiforme équivaut à celle d’un Dürer ou même d’Ingres. L’auteur du Chat du Rabbin, Joann Sfar, ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit que lui et tous les artistes de la nouvelle génération n’existent que « grâce à Moebius ».
Les autoportraits de Jean Giraud/Moebius auront souligné toute sa vie ses différentes métamorphoses. De sa représentation noir et blanc en jeune artiste des années 1960-1970 rivé à sa table au dessin qui le montre, plus âgé, franchissant un mur à travers l’espace vide d’une fenêtre sans vitre, l’artiste évolue. Lorsqu’il se représente en petit dessinateur écrasé par une grande sculpture de lui-même qui le regarde en statue du Commandeur, Moebius sait qu’il dialogue avec lui-même et s’interroge sur la pérennité de son œuvre. Petit Mickey ou art contemporain? L’homme aura passé sa vie à s’interroger. Le dessin de l’affiche de la rétrospective «Moebius Transe-forme» de la Fondation Cartier le montre le crayon à la main, penché sur son travail. De son crâne dégarni surgit un monstre imaginaire, à la fois terrifiant dragon rouge et élégante créature fantastique. Tranquillement, le geste de Moebius atteint un au-delà créatif. Et certainement un paradis graphique largement jalousé par ses pairs.