„Balkans : une poudriere a nos portes ” – Est-ce qu’on peut parler des Balkans de cette maniere ?
Je dirais que les Balkans sont au coeur de l’Europe, mais qu’ils ne sont pas prets d’arriver aux portes de l’Union européenne. C’est le grand drame de l’ex-Yougoslavie. On n’a pas l’impression que la nouvelle génération ait tiré des enseignements de ce qui s’est passé avant elle. La haine n’est pas prets de s’éteindre. Et la faute en revient d’abord a l’Europe, qui a mal géré ce probleme depuis le début, depuis 1990, avant meme que la guerre n’éclate.
Pourquoi cette haine perdure-t-elle ?
C’est une région ou le sens des racines est surdéveloppé, ou se sont affrontées des civilisations d’Orient et d’Occident. Il y a une forte tradition du sol. Il y a aussi cette tres forte implantation religieuse. La mauvaise gestion du probleme depuis le début du conflit se trouve aujourd’hui confirmée par une sorte d’abandon. Les enjeux immédiats se sont déplacés ailleurs depuis le 11 septembre: l’Afghanistan, l’Irak, le terrorisme. Pourtant, il n’y a toujours pas d’avenir dans les Balkans. Rien n’est fait pour que les gens aient des perspectives. Dans un tel contexte, l’hypersensibilité nationale ne peut que se développer a nouveau. Mes derniers souvenirs de Sarajevo, il y a deux ans, ce sont des files de jeunes gens devant les ambassades d’Autriche, de Hongrie, du Canada. Il y a un vrai probleme, il faut en parler, alors qu’on va autocélébrer l’ouverture de l’Europe a l’est.
Justement, a l’occasion de l’élargissement, un premier pays de l’ex-Yougoslavie entre dans l’Union européenne: la Slovénie. Et la Croatie compte lui emboîter le pas en 2007.
La reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie par l’Allemagne a précipité une sorte de Mitteleuropa qui réorganise le coeur de l’Europe un peu a l’austro-hongroise. En soit, c’est important. Mais cela a déja provoqué un „surnationalisme” serbe. C’est en ça que l’affaire a été mal engagée. Cette ouverture a l’est, est-ce qu’elle n’est pas hâtive ? Ça me laisse un peu perplexe. Il faudrait d’abord s’atteler a redonner une confiance économique aux Balkans. Peut-etre que le coup de semonce de Mitrovica [dans la semaine du 15 mars, des affrontements entre des membres de la majorité albanophone du Kosovo et de la minorité serbe ont fait 28 morts et 600 blessés] va entraîner des décisions. Je ne suis pas du tout économiste, mais il faudrait lancer des projets, donner du travail.
Dans votre film Immortel, vous montrez une démocratie détournée, avec certes des élections, mais aussi des résistants. Cette image de la politique vous correspond ?
C’est une idée profonde chez moi. Mais il faut quand meme voir ça au second degré. Dans le film, qui se passe en 2095, la démocratie s’est transformée en une dictature médicale, eugénique. Mais avant que notre monde arrive a ça, il y a d’autres menaces, dont la plus grande correspond bien au malaise balkanique: c’est la politisation des religions, l’obscurantisme, la bipolarité du monde, le bien et le mal. Cette logique-la est tres dangereuse.
Est-ce qu’avec Immortel, tourné en anglais, vous avez l’impression de participer une Europe culturelle ?
Il faut aller vers une Europe culturelle, meme si ce n’est pas simple. Par exemple, mon film a été vendu un peu partout, en Italie, en Espagne, dans les pays de l’Est, et je vais le projeter a Belgrade, a Sarajevo. Mais l’Allemagne n’a pas acheté le film. Des distributeurs l’ont apprécié, mais ils m’ont dit: „Notre public est tres américain, il lui faut de l’action a l’américaine.” Pourtant, la culture allemande, on sait ce que c’est ! L’Allemagne est devenue une enclave culturelle américaine au coeur de l’Europe, c’est assez désespérant.
Malgré tout, j’ai véritablement le sentiment de participer a construire une identité culturelle européenne, a travers mes livres et mes films. Parce que je suis fabriqué comme ça: je suis né en Yougoslavie, ma mere est tcheque. Quand je suis arrivé en France, j’avais 10 ans, je suis entré dans la culture française avec mes bagages balkaniques. Je suis fait de ce métissage. Et mes livres, mes films, sont faits de cette matiere. Meme quand ils racontent une histoire entre un dieu, une mutante et un humain décongelé!
Propos recueillis par Thomas Baumgartner (ARTE Magazine)