“…ou le lecteur se fabrique sa propre histoire”
Rencontre avec un artiste qui a fait basculer la BD dans la modernité
Enki Bilal est un inquiet que le succes n’a pas rassuré. L’homme qui nous reçoit dans son atelier parisien a un jet de pierre de l’église Saint-Eustache a beau etre une sorte de “trésor national vivant”, l’un des auteurs de BD les plus appréciés des trente dernieres années, on le sent concentré, tendu. Peut-etre les trois ou quatre cafés qu’il lui faut chaque matin “pour mettre [son] cerveau en marche”. Ou bien les séquelles du festival de BD d’Aix-en-Provence, bains de foule, séances de dédicaces, dont il revient a peine. “Shooté” a l’info, grand dévoreur de presse, mais discret, indépendant, cet artiste au regard noir déteste les rumeurs et porte autant de soin a son image qu’un chat a son pelage. Ce globe-trotteur impénitent qui, avec La Foire aux immortels, Partie de chasse et Le Sommeil du Monstre, a fait basculer la BD française dans la modernité, poursuit avec Animal’z sa trajectoire sur un mode plus “allegro”. Formes épurées, humour pince-sans-rire: puissance du trait, ce western aquatique marque un tournant dans l’œuvre protéiforme de Bilal. L’intégralité des dessins de cet album fera l’objet tout l’été d’une expo parisienne.
Apres une enfance passée a Belgrade, vous avez 10 ans lorsque vous arrivez en France en 1961, avec votre mere et votre sœur. Comment avez-vous vécu ce grand “déplacement”?
Comme quelque chose de brutal. Nous ne connaissions pas grand-chose a la France et nous ne parlions pas la langue. Mon pere, lui, y vivait déja depuis cinq ans, officiellement il était a Paris “en voyage d’affaires”… Nous parlions toujours de le rejoindre, mais rien n’avançait vraiment, et puis par un concours de circonstances nous avons obtenu des visas, et un mois plus tard nous étions dans le train. Entre 5 et 10 ans, je n’ai eu aucun contact avec mon pere, seulement quelques lettres, des colis, un peu d’argent. De lui, je ne me souvenais que de l’odeur des cigarettes qui imprégnait ses vetements. Sur les photos, il était blond, il avait les yeux bleus. Ma mere nous emmenait au cinéma voir des westerns, je m’étais pris d’affection pour Richard Widmark parce que je trouvais qu’il lui ressemblait. Apres un long voyage, nous arrivons gare de l’Est. Il fait nuit, et cet homme est la, sur le quai, qui nous attend avec un ami. Je l’identifie a l’odeur de cigarette, mais je ne le reconnais pas. Ce qui nous frappe avec ma soeur, ce sont les retrouvailles de nos parents : on dirait deux étrangers, il y a quelque chose de perdu et de définitif.
Pourquoi votre pere était-il parti?
Pour réussir. Comme beaucoup d’hommes de l’Est, il avait un reve occidental en tete. Il était maître tailleur et, jusqu’a son départ, s’occupait personnellement de la garde-robe de Tito [le président de la Yougoslavie de 1943 a 1980, NDLR], ils s’étaient connus dans la résistance et avaient sympathisé. Mais mon pere a toujours refusé d’entrer au Parti communiste ou de profiter des largesses que Tito distribuait a ses compagnons d’armes. Ma mere n’a jamais compris qu’il ait refusé une maison, mais lui voulait a tout prix rester libre. Son attitude a peut-etre fini par lasser… Cela dit, nous avons pu partir sans etre inquiétés.
Votre pere était bosniaque et musulman et votre mere tcheque et catholique. Y avait-il beaucoup de couples mixtes a l’époque?
A Belgrade oui, et c’est ce qui faisait la beauté de cette ville. Bilal est un nom d’origine ottomane, c’est ainsi que s’appelait le premier muezzin de l’islam, un ancien esclave noir qui, dit-on, avait une tres belle voix… Ce n’était pas un patronyme tout a fait anodin. Déja en temps de paix ce qui primait dans la société yougoslave c’était l’appartenance a son ethnie, a sa communauté, a sa religion. L’identité nationale n’existait pas, mais les différences s’exprimaient alors sur le ton de la plaisanterie, comme en France un Breton peut chambrer un Alsacien. Cela finissait souvent en accolades et autour d’un verre de slivovitz, puisque la plupart des musulmans de Bosnie buvaient – et boivent encore – de l’alcool. Le football, aussi, cristallisait tout ça, les affrontements se faisaient dans les stades. Lorsque l’Etoile rouge de Belgrade se déplaçait a Zagreb, a Split ou a Skopje, il y avait un enjeu plus grand que le sport.
A quoi ressemble la France dans laquelle vous arrivez en 1961?
Pas a l’Eldorado que l’on imaginait a Belgrade. Nous nous retrouvons dans un petit appartement sans confort en banlieue parisienne, a La Garenne-Colombes. Avec une vie assez difficile économiquement. Tres vite nous comprenons, ma sœur et moi, que notre avenir va se jouer a l’extérieur. Et cela nous donne une vraie volonté d’intégration. Bons éleves, nous apprenons le français rapidement et nous faisons pas mal de copains. Mon pere d’ailleurs nous coupe de la diaspora yougoslave pour que l’immersion soit totale. Cette nouvelle langue me passionne, je me plonge des heures dans la lecture de classiques et découvre la bande dessinée grâce aux magazines dont m’abreuve un copain: Spirou, Tintin, Pilote… Bref, je décide de tirer un trait sur mon enfance heureuse a Belgrade pour vivre pleinement une adolescence bien française.
Cela dit lorsque le conflit éclate en Yougoslavie, cette enfance refoulée vous revient en pleine face. La Tétralogie du Monstre, les quatre albums que vous avez publiés dans la derniere décennie, en est directement inspirée…
J’avais quand meme gardé des liens la-bas, de la famille, j’y étais retourné deux ou trois fois, et surtout je n’ai jamais oublié la langue. Le traitement que les médias occidentaux ont réservé a ces guerres m’a révolté, leur propension a simplifier les choses, a décider qu’il y avait dans cet enfer des “bons” et des “méchants”. A ce stade, ce n’était meme plus de la légereté, mais une paresse intellectuelle assez suspecte. Le Nouvel Obs m’a proposé d’aller faire un reportage “a chaud”, mais j’ai refusé, ce n’était pas a moi de le faire, il ne faut pas envoyer n’importe qui sur le terrain, il y a d’excellents reporters de guerre.
La rumeur a couru un moment que vous étiez pro-Serbe et que vous seriez allé a Belgrade pour serrer la main de Milosevic…
C’est ce qu’a prétendu Hermann [dessinateur belge, auteur notamment de la série Jeremiah] au cours d’une conférence de presse. Evidemment, c’était completement faux, jamais je n’aurais fait une chose pareille ! J’ai tout de suite envoyé un démenti a tous les journalistes présents et j’ai appelé Hermann. La conversation était surréaliste, il n’arretait pas de me dire: “Ça me rassure que tu n’aies pas fait ça…” Cela en dit long sur la désinformation et les rumeurs qui régnaient a l’époque. C’est tout cela, ce pathos, ces approximations, ce n’importe quoi qui m’ont poussé a me lancer dans l’aventure du Monstre. Je ne savais pas par quel bout traiter le sujet, mais en revanche j’étais sur qu’il ne fallait pas hésiter devant la complexité.
De toutes vos œuvres, c’est de loin la plus ambitieuse et la plus dense, tant dans le récit que dans les themes abordés: le clonage, les extrémismes religieux…
Lorsque j’ai eu le premier volume en main pour une ultime relecture, j’ai eu le sentiment d’avoir accouché d’un monstre. J’avais fait le pire: l’intégrisme religieux devenu fou, l’obscurantisme, la dictature, la censure… Meme le peu d’humour que j’avais pu glisser était d’une noirceur terrifiante. Je savais qu’il y aurait plusieurs volumes, je me suis dit: “Il faut que je sorte de la, que je sauve mes personnages a tout prix.” J’avais commencé le deuxieme volume lorsque se sont produits les attentats du 11 Septembre… Une scene que j’avais dessinée dans le premier album ! Comme si Warhole, l’un de mes personnages, mon artiste fou, était soudain sorti des pages pour réaliser l’un de ses épouvantables happenings. Soudain la réalité rattrapait et dépassait la fiction.
Ce n’est pas la premiere fois que vos histoires anticipent sur la réalité. Vous travaillez avec une boule de cristal?
Non, je ne suis ni mystique ni visionnaire. Je fais juste un travail de prospective comparable a celui de certains journalistes, la différence c’est que je n’ai pas l’obligation d’etre rationnel. Je n’hésite jamais a prendre des libertés, a franchir l’espace qui sépare le plausible du vraisemblable, je grossis les traits. En France, on a tendance a réduire la culture, les arts, la pensée au présent et au passé. Les gens intelligents ne parlent que d’aujourd’hui et d’hier. Le futur a toujours été considéré comme quelque chose d’inutile, d’anecdotique, voire d’un peu dégradant. Les auteurs comme Philip K. Dick, Roger Zelazny, Frank Herbert ou Ray Bradbury, c’est de la SF, un sous-genre. Pour moi, au contraire, c’est fondamental ; on ne ressort pas indemne de la lecture de Lovecraft, de ses visions… Des mes débuts, le futur a été au coeur de mon travail.
Animal’z, votre nouvel album, s’inscrit dans la meme veine. La aussi, le futur n’est pas tres réjouissant: la planete s’est révoltée, les climats sont completement déréglés, les survivants cherchent leur chemin dans le brouillard…
Je n’ai fait qu’un peu extrapoler ce qui est déja a l’œuvre, les cyclones, les tremblements de terre, les tsunamis… Mais je n’avais pas envie de montrer des villes qui s’effondrent, ni des cohortes de réfugiés, j’ai eu mon compte d’atrocités avec le Monstre. En dix lignes, j’ai planté le décor et j’ai démarré une histoire plus légere. J’avais envie de western, alors j’en ai visionné plus d’une centaine, John Ford, Sam Peckinpah, Sergio Leone. J’ai tenté de retrouver la simplicité de leur narration. Dans Animal’z, on va d’un point A a un point Z, on traverse des paysages désolés, on se bat en duel et, en chemin, on rencontre des populations indigenes, sauf qu’il ne s’agit pas d’Indiens mais de dauphins et d’ours blancs. Et que l’action se déroule en grande partie sur l’eau… Cette fois, je me suis laissé porter par l’histoire, j’arrivais le matin sans savoir ou j’allais, j’avançais avec les personnages. Cela a été incroyablement stimulant; c’est la premiere fois que je fais un album aussi vite. D’ailleurs, je compte en faire deux autres dans la meme veine, mais autour d’un élément a chaque fois différent – l’air, le feu? – et avec des personnages indépendants d’une histoire a l’autre.
“Cela fait déja longtemps que je m’intéresse davantage aux personnages et aux situations qu’aux ‘rebondissements percutants’.”
L’histoire passe souvent au second plan, on a l’impression qu’elle sert surtout de prétexte…
Bien sur. Certains critiques reprochent d’ailleurs a Animal’z un “manque de récit solide et de rebondissements percutants”. Pourtant, cela fait déja longtemps que je m’intéresse davantage aux personnages et aux situations qu’aux “rebondissements percutants”. Je n’ai jamais été passionné par les scenes d’action et, depuis que je fais des films, je n’ai plus envie de surdécouper mes histoires. J’aime les ellipses et ce qu’on ne voit pas entre deux images, cet espace ou le lecteur se fabrique sa propre histoire.
Vous avez été l’un des tout premiers a faire le grand saut vers le cinéma avec Bunker Palace Hotel en 1989. Depuis, vous avez tourné deux autres films, qu’est-ce qui vous a poussé a lâcher vos pinceaux pour passer derriere la caméra?
C’est une passion d’enfance, au meme titre que la bande dessinée. La différence, c’est que la BD est un artisanat, il suffit d’avoir du papier et un crayon. Si je n’avais pas eu le don du dessin, j’aurais tenté une école de cinéma. C’est Alain Resnais, avec lequel j’ai travaillé sur les décors de La vie est un roman en 1982, qui m’a conforté dans l’idée que faire un film sans etre sorti de la Femis était possible. Je ne voulais pas faire du cinéma mais faire “mes” films. Me servir d’autres outils, d’un autre langage pour exprimer le meme univers, les memes obsessions que dans mes BD. Je n’ai d’ailleurs pas cherché a plaire, ni a arrondir mes angles. Meme Immortel, qui curieusement est passé pour un “blockbuster”, un film a grand spectacle, n’a pas franchement séduit les amateurs du genre. Je me souviens d’un jeune qui, au cours d’un débat en banlieue parisienne, m’a lancé : “Hé, m’sieur, y a deux de tension dans votre film!” Le film a quand meme fait un million d’entrées.
Il y a deux ans, Bleu sang, l’une de vos toiles, s’est vendue a 177 000 euros lors d’une vente aux encheres, un prix qui dépasse ceux de certains artistes contemporains. Qu’est-ce que cela a changé pour vous?
Je n’ai pas acheté d’Aston Martin rose, et contrairement a la rumeur je n’ai pas des maisons partout dans le monde, seulement des amis qui m’hébergent. Evidemment, cet argent me soulage de beaucoup de choses car dans ce métier on n’est jamais sur de rien et les retraites n’existent pas. J’avais peint cette série en 1994 et a l’époque j’en avais vendu certaines 70 000 francs, et la… Au-dela de ma petite personne, cette reconnaissance économique est une bonne chose pour la BD en France. Contrairement a ce que beaucoup persistent a penser, ce n’est ni un sous-art, ni une sous-culture. Malheureusement, nous sommes dans un pays ou le verbe domine tout le reste. L’auteur, c’est celui qui écrit, le dessin n’est qu’une illustration accessoire. A la limite, s’il y a trop d’images et d’imaginaire dans un livre, il perd son crédit. Ce n’est pas sérieux, le dessin, c’est lié a l’enfance, apres, quand on est grand, on arrete…
Propos recueillis par Stéphane Jarno Télérama n° 3095
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