Re: LIBERATION, 29.01.10

#1539
_Maxim
Participant

Comment la bande dessinée est devenue un poids lourd de l’édition
ENQUETE
Il y a une vingtaine d’années, les bulles et les cases ont subi une véritable gifle apres des années 80 tres florissantes. Mais les acteurs du secteur ont su s’adapter et inventer de nouveaux modes de promotion et de vente.
Les bulles explosent
Autrefois réservé quasi exclusivement aux jeunes, ce marché s’est étendu a une population élargie. Des milieux populaires aux intellos. Une situation impensable il y a vingt ans, quand la bulle du secteur de la bande dessinée a littéralement explosé apres une décennie 80 tres porteuse.
“Le marché s’est repris a partir de 1995, confirme Marc Szyjowicz, propriétaire de la librairie parisienne BD Net et président de Canal BD, un groupement de 85 libraires spécialisées en BD en France, Belgique, Canada, Italie et… Chine. Mais le marché n’est pas venu du jour au lendemain.” “Il y a eu une mutation difficile avec la disparition des publications BD dans la presse, a la fin des années 80”, analyse Benoît Mouchard (1), directeur artistique du festival d’Angouleme. Les mythiques magazines Tintin, Pilote ou encore Métal Hurlant n’ont ainsi pas résisté a cette hécatombe.
Il y a vingt-cinq ans, la production de bandes dessinées n’était pas pléthorique. Les libraires spécialisés ne recevaient pas plus de 500 BD dans l’année. Pas de quoi étancher la soif des fondus de bulles. Depuis, la production n’a jamais été cessé d’augmenter. Aujourd’hui, il existe une diversité extraordinaire en terme de contenus et de formats. En 2009, quelque 4.000 albums ont été réalisés en langue française (mangas, comics…).
Evidemment, les ventes n’ont pas été exponentielles: “En 83, il y avait 500 nouveautés par an, et il y avait 25 millions d’albums vendus en France, se rappelle Benoît Mouchard. L’an passé, avec 4.000 nouveautés, entre 40 et 43 millions de BD se sont vendues en France.”
Le marché se structure et se trouve
Comment expliquer ce revirement heureux de situation pour tous les acteurs de la filiere? Apres la disparition des magazines de BD, la bande dessinée s’est alors vendue en albums, parce que éditeurs de presse sont devenus des éditeurs de livres. Mais ce n’est pas tout. Selon Marc Szyjowicz, c’est la loi Lang sur le prix mixte du livre et son respect qui a sauvé le marché et l’a fait décoller: “On a pu entretenir des fonds importants et cela a permis aussi aux éditeurs de faire paraître plus de choses. C’est ce qui a fait défaut aux marchands de disques. Et puis, le marché s’est structuré, la qualité s’est améliorée et alors le public est venu plus nombreux dans les librairies. Le public s’est élargi avec l’offre.”

Le poids du manga a été également décisif dans le renouveau du secteur dans les années 90 et le début des années 2000. “C’est Glénat qui a publié les premiers mangas”, se souvient Yanis Berrouka, chef de produit BD a la Fnac, mastodonte qui représente quelque 20% des ventes du secteur en France et dont la BD représente 14% du chiffre d’affaires des librairies de la Fnac. “Au milieu des années 2000, le manga représentait la moitié de la production totale de bandes dessinées.”

L’autre explication réside dans le fait que la France a toujours été friande de bandes dessinées. “C’est le pays de cocagne de la BD, confirme Benoît Mouchard. La Francophonie a développé tres tôt le support livre (Bécassine, Tintin…) qui sortait pour les étrennes de fin d’année. Cela n’a pas été le cas dans les autres pays d’Europe.” Le directeur artistique du festival d’Angouleme avance aussi une autre explication, plus terre a terre. “En France, les parents ont souvent pris l’habitude de laisser leurs enfants dans le rayon BD des supermarchés quand ils font leurs courses. Le résultat, c’est que les enfants deviennent sensibles a cet art.”
La vitrine s’enrichit
Le développement du réseau de librairies spécialisées a aussi contribué a l’essort de ce genre artistique. Sans oublier le poids du festival d’Angouleme qui, chaque année fin janvier, occupe l’espace médiatique et offre une visibilité exceptionnelle a la bande dessinée et a ses acteurs. Et aussi le fait que des auteurs étrangers soient traduits en français a également apporté une richesse extraordinaire au marché hexagonal, sans équivalent en Europe. Des BD finlandaises, indiennes, russes, sud-américaines, coréennes sont traduites en France. De quoi rassasier la curiosité des afficionados.

Mais aujourd’hui, paradoxalement, c’est la réussite du secteur qui lui crée ses petits soucis. Car avec l’explosion de la demande, les éditeurs ont multiplié les sorties d’albums. Au point parfois de saturer les points de vente et de déstabiliser les acheteurs. “Moi, je ne veux pas parler de surproduction, tempere Marc Szyjowicz. Je pense davantage que c’est une production qui est mal répartie sur l’année. La concentration sur la fin d’année pose un probleme de place dans nos espaces réduits.” “Il y a une stabilité du marché, un peu moins de surproduction”, note pour sa part Louis Delas, directeur général des éditions Casterman, l’un des leaders du secteur. “Au départ, on prend tout ce qui sort, explique Marc Szyjowicz. Apres, il y a une sélection naturelle qui se passe. Mais on a donné la chance a tout le monde.”

L’inflation de titres a aussi pour conséquence que le fonds de catalogue se vend moins que dans le passé. Un autre aspect négatif pour les auteurs: avant, une BD ne se vendait pas a moins de 7.000 exemplaires. Aujourd’hui, il n’est pas rare que cela se vende a moins.
L’avenir sera-t-il (aussi) numérique?
Les libraires ont du s’adapter a cette nouvelle donne. Marc Szyjowicz: ”On doit faire preuve de présentation sur les nouveautés qui soit souple, visible. On a aussi des outils comme nos propres magazines qui permettent de défricher l’offre a travers les chroniques. Et puis aussi on joue notre rôle de libraires. On discute beaucoup et on conseille. On est la pour ça, c’est notre rôle. La plupart de nos librairies sont toutes informatisées pour faire face a cette production. C’est sur, tout notre travail a changé.” A la Fnac, les libraires ont également développé un dispositif pour les sorties de BD, avec notamment des clients tres en attente de leur série fétiche. “On le gere comme des grosses sorties de DVD, témoigne Yanis Berrouka. On offre a ces albums la visibilité qu’il faut. Les clients n’ont pas besoin d’aller au rayon BD pour trouver ce qu’ils attendent.”

Aujourd’hui, les acteurs du secteur n’entendent pas perdre les efforts déployés pour redresser une activité il y a peu bancale et fragile. Les mésaventures de leurs collegues du marché du disque sont dans toutes les tetes. Alors, la vigilance est de mise. “Aujourd’hui,on parle beaucoup de numérique, avoue Marc Szyjowicz. Nous, les libraires, on ne doit pas négliger cette aspect. Il faut etre vigilant, ne pas le rejeter. Pour les plus jeunes, c’est quelque chose qui les interpelle. Casterman propose déja des albums numériques sur l’Apstore [la boutique en ligne d’Apple].”
Redoutent-ils cette nouvelle concurrence? Craignent-ils de voir un marché qu’ils ont choyé aussi longtemps leur échapper? “Oui et non, avoue Marc Szyjowicz, parce qu’on a signé des accords avec Mobilire, une société spécialisée dans la proposition de BD numérique. Ils ne font que ça. En tant que libraire, on est un peu leur caution, mais ça nous permet de ne pas etre a l’écart et d’avoir une visibilité que nous n’aurions pas autrement dans ce secteur.”

(1) Auteur de La bande dessinée, collection idées reçues, chez Le Cavalier bleu.